À New York, une campagne publicitaire bouscule les canons habituels de la beauté. Un changement de paradigme aux répercussions considérables. Explications.

La mannequin noire activiste Jari Jones occupe un vaste espace publicitaire à l’un des angles les plus animés de Manhattan, à New York, pour la marque Calvin Klein.
AFP
«Aujourd’hui, une grosse femme trans noire observe New York», écrit Jari Jones sur Twitter, ponctuant sa phrase de trois points d’exclamation et de quatre émoticônes qui pleurent d’émotion. Nous sommes le 19 juin, journée du Juneteenth: une journée où l’Amérique commémore la fin de l’esclavage. Or, après la mort de George Floyd et les semaines de manifestations qui ont suivi, il ne s’agit plus d’un jour commémoratif parmi tant d’autres apparaissant sur le calendrier d’un iPhone. Même le mot «aujourd’hui» revêt une importance particulière.
Jari Jones a poursuivi son bref manifeste sur Instagram. Il lui a fallu du temps pour choisir de se décrire comme étant «grosse» plutôt que «pulpeuse». Mais elle n’a pas choisi cette formulation au hasard: il s’agit de faire prendre conscience aux gens qu’un corps comme le sien doit être «respecté et célébré»: la combinaison «grosse, noire et trans» doit porter un nom, ici et aujourd’hui. Elle se montre sous son véritable jour et présente ainsi un corps noir, diabolisé depuis des siècles, qu’on a dévalorisé et même tué.
Toute la force des photos
La photo qu’évoque le post de Jari Jones en ce 19 juin est une affiche du couturier Calvin Klein qui occupe un vaste espace publicitaire très cher à l’un des angles les plus animés de Manhattan. Difficile de faire plus ostensible. Depuis, une iconographie semblable a envahi la Toile, montrant deux images qui témoignent de notre époque. Sur l’une d’elles, on retrouve Jari Jones: bras et poitrine révélés par son top, les dreadlocks tombant sur de larges épaules, son regard plein de confiance en soi semblant défier le public. Il s’agit d’une photo combative. Sur l’autre image, un mannequin fend l’eau, le regard tourné vers un horizon brumeux. À travers l’eau, on distingue des abdominaux ciselés et étincelants, à l’image d’une Vénus de Botticelli moderne et sportive. Il s’agit là aussi d’une publicité de Calvin Klein, affichée au même coin de rue d’où Jari Jones nous regarde à présent, mais en 2009.
Dix ans séparent ces deux images qui représentent deux manières diamétralement différentes de capturer la beauté. Car désormais, une femme noire, née homme, peut trôner sur un immense panneau d’affichage comme une icône. Tout à coup, notre notion du beau en vogue depuis l’Antiquité semble laisser la place à un contre-modèle qui peut faire se demander ce que «beau» signifie réellement. Mais ce n’est pas tout.
Pour appréhender toute la force de la photo de Jari Jones, une double lecture est nécessaire. Il faut tout d’abord la replacer dans son contexte américain: ces derniers mois, toutes les institutions, des éditeurs aux groupes de l’agroalimentaire en passant par les magazines de mode, ont fait face à des vagues d’accusations de racisme, à des manifestations et à des enquêtes portant sur les procédures de lutte contre la discrimination, les demandes de démission et les démissions.
Le musée Guggenheim de New York a ainsi annoncé récemment qu’il vérifierait dans quelle mesure sa propre culture du travail est empreinte de «structures racistes» et d’un état d’esprit privilégiant la «suprématie blanche». Max Hollein, directeur du Metropolitan Museum of Art, s’est exprimé dans un communiqué indiquant que l’histoire du musée était liée à une logique d’oppression dont il allait falloir se départir à l’avenir. Dans les deux cas, ces déclarations ont fait suite à des accusations selon lesquelles les musées n’exposeraient pas suffisamment d’œuvres d’artistes non blancs, laissant penser que le langage figuratif de l’Amérique serait blanc.
Un groupe à l’image ultramoderne
«Grosse, noire et trans»: dès le premier regard, Jari Jones remplit toutes les revendications de diversité au-delà des espérances. Calvin Klein n’en a pas pour autant évincé tous les autres mannequins. Jari Jones n’est que l’un des visages de la campagne «Pride» dont les mannequins sont des activistes transgenres. Ils illustrent à merveille la philosophie de marque du groupe qui veut aussi bien s’adresser à la population dans son ensemble que se montrer iconoclaste: dans les années 90, les images d’une Kate Moss nue, d’une fragilité presque enfantine, allongée sur un canapé faisaient déjà scandale.
Le grunge auparavant subtil fait-il place au trans désormais offensif? Au moins, il est clair que la marque ne résulte pas d’une soudaine amélioration naïve du monde. Il s’agit plutôt d’une entreprise, réalisant un chiffre d’affaires à dix chiffres, qui veut se donner une image ultramoderne. Autrement dit, l’opposition au mainstream capitaliste est intégrée au capitalisme lui-même: alors que Jari Jones paraît si ostensiblement différente de la majorité de la population qui voit sa photo, elle en fait, en réalité, partie intégrante.
Un «espace de possibilités»
Ravie, Jari Jones poursuit sur Instagram le 19 juin en écrivant qu’elle espère à présent ouvrir la voie à d’autres profils hors norme afin qu’ils se sentent enfin «représentés et reconnus». Jari Jones n’est pas la seule de sa génération à défendre cette reconnaissance de tous les corps. Il y a deux ans, la professeure de littérature Roxane Gay a publié un mémoire intitulé «Hunger» («Faim») qui relate l’histoire d’une grosse femme noire, entre roman d’apprentissage combatif et quête de soi.
Il y a trois ans, la réalisatrice Lena Dunham, qui a créé la série «Girls», a quant à elle publié des photos non retouchées d’elle en sous-vêtements alors que ses mensurations dépassent 90-60-90. Le «Body Positive», mouvement qui défend l’idée selon laquelle tout corps est beau, est devenu depuis longtemps une forme extrême de ce que la théoricienne féministe Judith Butler décrivait déjà dans «Bodies that Matter» («Ces corps qui comptent») au début des années 90: le corps ne doit plus être considéré comme une donnée naturelle, mais comme un «espace de possibilités» qui peut prendre n’importe quelle forme.
Depuis longtemps, la mode s’est appuyée sur cette théorie. Des mannequins souffrant de troubles de la pigmentation, comme Winnie Harlow, ou des femmes aux cheveux blancs de plus de 60ans défilent désormais sur les podiums. La marque Gucci a quant à elle misé sur des mannequins aux dents cassées pour promouvoir son rouge à lèvres de la saison. La perfection dans l’imperfection constitue un nouvel idéal, non pas unique, mais gage d’unicité: la beauté se trouve dans la différence.
Mais peut-on encore parler de beauté? En son temps, Alexander Gottlieb Baumgarten, qui est à l’origine de l’esthétique en tant que discipline philosophique, a été le premier à désigner la beauté non pas comme une propriété des choses, mais comme une vision de l’esprit: quelque chose est beau quand je peux le justifier. Le message de Jari Jones et le concept activiste de la beauté qu’elle défend sont clairs: je suis belle parce que j’existe. Est-ce suffisant?
Un tel positionnement peut offenser ou troubler, et on peut voir émerger une vision manichéenne du monde dans laquelle l’establishment et ses victimes ne sont plus que dichotomiques. Selon cette logique, un «rôle de victime» multiple constituerait un idéal de beauté. «Beautiful», «Magnifique», commentaient la plupart des followers enthousiastes de Jari Jones en réaction à son post du 19 juin. Cela ne paraît plus être un jugement esthétique. Le discours a pris le pas sur la beauté. L’éthique se substitue à l’esthétique. Ce sont toutes ces notions qu’exprimait à lui seul le terme «aujourd’hui».
August 29, 2020 at 04:03PM
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Corps et âmes – Publicité: quand l'éthique se substitue enfin à l'esthétique - Tribune de Genève
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